martine dumont
T.F
SUCCES MONDAIN
DUNE
FAUSSE
SCIENCE:
la physiognomonie de Johann Kaspar Lavater
Condamnée par les savants et critiquée par les philosophes (1), la physiognomonie — quel qu'ait été son succès aux 18e et 19e siècles — ne mériterait pas une heure de peine si l'on ne devait attendre de son étude qu'une lumière sur les raisons de la créance momentanément accordée à une doctrine bientôt condamnée. La physiognomonie ne constitue même pas une de ces erreurs positives qui scandent le devenir des sciences et se signalent au regard récurrent de l'historien des sciences. Cependant, si elle a suscité un engouement particulier dans le dernier quart du 18e siècle, elle n'est pas chose nouvelle ; Lavater, son principal sectateur et responsable de la renaissance de la physiognomonie à prétention scientifique, est l'héritier d'une longue tradition qui remonte, via le napolitain Giambattista Delia Porta (2), à Hippocrate et Aristote. Lavater dresse lui-même une liste des auteurs de traités (ou de remarques physiognomoniques) dont il cite des passages tout en affirmant ne pas les avoir lus, entendons ne pas s'en être inspiré. «Il suffit, dit-il, de 15 jours pour les parcourir et quand on en a lu deux ou trois, on les a lus presque tous». Pourquoi ne pas le croire et admettre au moins à titre d'hypothèse qu'il «lui a suffi», comme à Montesquieu réinventant la théorie des climats, «de puiser en lui-même, c'est- à-dire dans un inconscient social qu'il avait en commun avec tous les hommes cultivés de son temps et qui est encore au principe des 'influences' que ceux-ci ont pu exercer sur lui» (3). C'est précisément cette caractéristique de la théorie physiognomonique, de remonter très loin dans le temps, par un double fil de
1— Elle a fait l'objet de vives critiques de la part de Buffon d'une part, de Kant puis de Hegel de l'autre (E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique , Paris, Vrin, 1979 ;G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Paris, Vrin, 1939, t. 1, pp. 256-263).
2—1535-1616 ; auteur d'une célèbre Physio- gnomonia humana (1586), ce savant napolitain est également connu pour ses études d'optique portant sur les lentilles et ses investigations relatives au magnétisme ; il appartient à cette catégorie de savants qui s'attachent aux phénomènes les plus apparemment rétifs au rationalisme et les plus aptes à donner prise à des explications magiques (cf. sur ce point, en ce qui concerne le 18e siècle, So Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1977). La physiognomonie ne constitue pas pour lui un centre d'intérêt particulier mais s'inscrit dans l'unité d'une pensée du cosmos pour laquelle chaque élément rend compte du tout et désigne, par un réseau de similitudes, d'autres éléments avec lesquels il est en relation, si éloignés qu'ils paraissent les uns des autres.
3— P. Bourdieu, Le Nord et le Midi, contribution à une analyse de l'effet Montesquieu, Actes de la recherche en sciences sociales, 35, novembre 1980, pp. 21-25.
